- A.S.E.A.N. - Depuis la guerre froide
- A.S.E.A.N. - Depuis la guerre froideAsie du Sud-Est: l’A.S.E.A.N. après la guerre froideLorsqu’en 1967 l’Indonésie de Suharto, la Malaisie, la Thaïlande, Singapour et les Philippines, tous anticommunistes, se sont regroupés pour créer l’Association des nations du Sud-Est asiatique ou A.S.E.A.N., la guerre froide flambait en Asie. Mais c’est véritablement la victoire communiste en Indochine (1975), puis l’invasion du Cambodge par le Vietnam (1979) qui l’ont galvanisée et poussée à assumer un rôle diplomatique actif pour la recherche d’une solution à la crise cambodgienne.Vingt-sept ans plus tard, en 1994, l’A.S.E.A.N. doit s’adapter à un ordre mondial profondément modifié et plus flou: l’Union soviétique s’est écroulée, la guerre froide est finie, les États-Unis restent la seule grande puissance. Mais on juge inévitable, à plus ou moins long terme, le déclin de leur influence militaire en Asie (leurs bases aux Philippines ont été fermées à la fin de 1992), tandis que les visées régionales du Japon et de la Chine, encore mal définies, suscitent des inquiétudes quant au futur équilibre des forces. Face à cette nouvelle donne, l’A.S.E.A.N. a été obligée d’élargir ses responsabilités au domaine de la sécurité, ce qu’elle avait volontairement évité jusqu’ici afin de ne pas cristalliser les oppositions nées de la guerre froide.Le Forum régional de l’A.S.E.A.N. sur la sécurité en AsieC’est ainsi que le 25 juillet 1994, à l’issue de leur conférence annuelle des ministres des Affaires étrangères, les Six de l’Association (Brunéi y est entré en 1984) ont tenu pour la première fois un Forum régional auquel étaient conviés leurs “partenaires” d’un dialogue devenu, lui aussi, annuel depuis le début des années 1980, c’est-à-dire les États-Unis, le Japon, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, la Corée du Sud et l’Union européenne, auxquels ont été invités à se joindre la Chine, la Russie, la Papouasie - Nouvelle-Guinée, le Vietnam et le Laos.L’ampleur même de la participation à ce Forum — dont l’intitulé avait été laissé volontairement vague — pouvait en faire espérer beaucoup: ses résultats ont déçu. Limitée à trois heures de temps, la réunion a permis d’évoquer brièvement les principales sources de tensions potentielles: la question coréenne, le Cambodge, les revendications territoriales en mer de Chine méridionale; mais le souci de ne pas exacerber les désaccords a limité la portée de la rencontre. Pour les pays de l’A.S.E.A.N., il s’agissait avant tout d’un exercice de “diplomatie préventive” visant à développer un climat de confiance grâce à des mesures fondées sur une volonté de dialogue et de transparence (encore utopique). Plusieurs propositions ont été faites: coopération pour le maintien de la paix dans la région; échange des informations militaires non secrètes; publication des achats d’armes conventionnelles; lutte contre la piraterie maritime; non-prolifération nucléaire. Il s’agissait en fait, sans accuser personne, de tenter de mettre en place des mécanismes permettant de prévenir ou de réduire des tensions dont les principales causes sont désormais la compétition pour les ressources naturelles (pétrole, produits de la mer) et les conflits territoriaux, et d’ouvrir ainsi un “chapitre de paix, de stabilité et de coopération” en Asie.La Chine s’est efforcée de calmer les inquiétudes en démentant une nouvelle fois toute intention expansionniste ou hégémonique. Mais l’essor rapide de sa puissance, tant économique que militaire (son budget de défense pour 1994 aurait augmenté de 34 p. 100 par rapport à celui de 1993), constitue le principal sujet d’inquiétude de ses voisins. Aussi souhaitent-ils la faire évoluer vers un “engagement constructif” au sein de la région. La Malaisie soutient quant à elle que l’Asie du Sud-Est n’a rien à redouter d’une Chine riche et puissante, qui sera au contraire un facteur de croissance supplémentaire pour toute la zone.Les pays de l’A.S.E.A.N. sont en tout cas favorables au maintien d’une présence militaire américaine dans la région, comme contrepoids à toute montée en puissance excessive d’un des acteurs régionaux quel qu’il soit. Seule la Malaisie déclare n’en plus voir la nécessité. Mais si tous sont plus ou moins d’accord pour offrir, sur une base commerciale, des facilités navales à la VIIe flotte, ils ont opposé en novembre 1994 un net refus aux Américains qui leur demandaient d’accueillir de façon permanente des navires servant de dépôts flottants d’armements, ce qui ressemblait aux bases militaires dont plus personne ne veut entendre parler. Ce refus marque la distance prise peu à peu par les pays de l’A.S.E.A.N. vis-à-vis du puissant protecteur, dont ils ne souhaitent pourtant pas le départ.Si l’A.S.E.A.N. a toujours refusé de devenir une alliance militaire, ses membres ont pourtant entre eux des accords bilatéraux de coopération de défense et se livrent de plus en plus régulièrement à des exercices conjoints. Des manœuvres communes se sont également déroulées entre Américains et Thaïlandais, et les Singapouriens ont marqué leur intérêt. D’autres ont rassemblé en septembre 1994 les pays membres de l’Accord de défense des cinq puissances (Australie, Grande-Bretagne, Malaisie, Nouvelle-Zélande, Singapour) en mer de Chine méridionale. Personne ne baisse donc sa garde, même si l’ennemi n’est jamais clairement défini. Par ailleurs, les pays de l’A.S.E.A.N. ont entrepris de moderniser et de développer leur marine et leur aviation — on a parlé d’une course aux armements — afin de pouvoir contrôler leur espace maritime, alors que, pendant des années, leur effort militaire avait été dirigé contre la subversion intérieure. Cette nouvelle orientation suscite des inquiétudes réciproques: la Malaisie s’inquiète de voir les progrès de la marine thaïlandaise, mais elle-même renforce son aviation (achat de 18 Mig-29 à la Russie, de 8 F-18 américains et de 28 Hawk britanniques).Dans ce contexte, le principal mérite du Forum régional a été de faire dialoguer des pays ayant entre eux des contentieux plus ou moins lourds, et aussi d’anciens adversaires pour qui cela aurait été impensable il y a peu. Une réelle coopération dans le domaine de la défense paraît encore utopique, mais le noyau constitué par l’A.S.E.A.N., habitué qu’il est au dialogue, pourrait avoir un rôle important dans la dynamique amorcée.La réunion de Bangkok a été aussi l’occasion de souligner une série de problèmes sur lesquels l’A.S.E.A.N. va devoir prendre position: son élargissement aux autres pays d’Asie du Sud-Est; la mise en œuvre de sa zone de libre-échange, l’A.S.E.A.N. Free Trade Area (A.F.T.A.), décidée en 1992; son rôle dans la structuration en cours de la zone Asie-Pacifique — le deuxième sommet de l’Asia Pacific Economic Cooperation (A.P.E.C.) s’est tenu en Indonésie le 15 novembre 1994.Élargissement et renforcement de l’A.S.E.A.N.Les pays de l’A.S.E.A.N. ont clairement exprimé leur vœu de voir à terme les autres pays d’Asie du Sud-Est les rejoindre. L’adhésion du Vietnam est chose faite en 1995. Pour ce dernier, la difficulté sera de s’aligner sur la politique de libre-échange adoptée par les Six, alors que ses tarifs douaniers sont sensiblement plus élevés que les leurs et que son économie a démarré plus récemment; il lui faut aussi assurer l’infrastructure diplomatique nécessitée par les multiples réunions de l’A.S.E.A.N. (plus de 200 par an). Accueillir un partenaire communiste — mais gagné aux lois du marché — ne fait plus problème pour les Six. L’essor du commerce et des investissements entre eux et le Vietnam est spectaculaire: le premier a décuplé depuis 1989 (quand les troupes de Hanoi ont quitté le Cambodge), les seconds aussi, depuis 1991, même s’ils restent faibles comparés à ceux de Taiwan, par exemple. Pour les deux, Singapour arrive en tête.Plus embarrassant pour l’A.S.E.A.N. pourrait être le conflit qui oppose le Vietnam à la Chine à propos des Spratlys. En revanche, l’appartenance à l’A.S.E.A.N. renforce la position du Vietnam.Pour le Laos, l’adhésion à l’A.S.E.A.N. reste plus lointaine; il devra rattraper un lourd retard économique. Quant au Cambodge, il devra d’abord régler ses conflits internes. À Bangkok, l’A.S.E.A.N. a décidé d’aider Phnom Penh à réorganiser son armée.Envers la Birmanie, où une junte militaire est au pouvoir et a tenu assignée à résidence de 1989 à 1995 Aung San Suu Kyi qui fut la triomphatrice des élections de 1990, l’A.S.E.A.N. s’est démarquée de l’Occident qui prônait des sanctions économiques pour contraindre la junte à se réformer. Arguant que le dialogue et les échanges avec Rangoun feront plus pour la démocratisation du régime que l’isolement renforcé, elle préfère là aussi mener une approche d’“engagement constructif”.Il faut dire que les pays de l’A.S.E.A.N., en particulier la Thaïlande et Singapour, trouvent leur intérêt à commercer avec la Birmanie et à y investir. L’économie thaïlandaise surtout, avec un taux de croissance de 9 p. 100 par an en moyenne depuis 1986, a besoin, pour soutenir son essor, des ressources de ses voisins (énergie, bois). Plusieurs échanges de délégations et de visites officielles ont donc eu lieu entre Rangoun et les pays de l’A.S.E.A.N. Ces derniers ne tiennent guère, par ailleurs, à laisser la Birmanie en tête à tête avec la Chine qui lui fournit de l’aide militaire et cherche, grâce à elle, à s’assurer une ouverture vers l’océan Indien.Enfin, pour les pays de l’A.S.E.A.N., tous dotés de régimes plus ou moins autoritaires (à part les Philippines), le manque de démocratie en Birmanie ne justifie pas des sanctions. On sait que la question des droits de l’homme alimente un débat entre les pays occidentaux et les pays asiatiques qui refusent de se laisser “imposer” des valeurs qui, prétendent-ils, ne tiennent pas compte des conditions spécifiques prévalant chez eux en raison de leur sous-développement. Les pays de l’A.S.E.A.N. ont ainsi levé l’étendard de la révolte contre la “croisade idéologique” menée par l’Occident et son insistance à lier respect des droits de l’homme et sanctions économiques. Le Premier ministre de Malaisie, Mahathir Mohamad, y dénonce assez violemment une politique de type colonialiste visant à éroder la compétitivité des pays asiatiques, et Singapour critique les aspects négatifs des démocraties occidentales.En ce qui concerne la Birmanie, que la Thaïlande a choisi d’inviter à la réunion de Bangkok, la position de conciliation de l’A.S.E.A.N. a fini par influencer celle de l’Australie et de l’Union européenne. D’abord plus réticents, les États-Unis ont également assoupli la leur après que la junte birmane eut amorcé un début de dialogue avec Aung San Suu Kyi.Le succès économique des pays de l’A.S.E.A.N. a également soulevé l’intérêt de l’Inde, qui a lancé elle aussi une réforme de libéralisation économique depuis 1991. Un “dialogue sectoriel” (commerce, investissements, tourisme, science et techniques) a été inauguré en janvier 1994, et Singapour est allé explorer les possibilités de coopération économique. Mais, dans un premier temps, l’A.S.E.A.N. paraît vouloir se concentrer sur l’Asie du Sud-Est et sur son propre renforcement.En septembre 1994, les ministres de l’Économie des Six ont décidé d’accélérer la réalisation de l’A.F.T.A. Initialement prévue sur quinze ans, elle serait ramenée à dix. Jusque-là, l’A.S.E.A.N. n’avait guère justifié sa vocation officielle de coopération économique. Le spectre de la “forteresse Europe” et de l’Accord de libre-échange nord-américain, la crainte de voir se développer des blocs et un protectionnisme nuisible aux exportations de produits manufacturés sur lesquelles repose le succès économique des “nouveaux dragons” ont été pour beaucoup dans ce projet qui a d’abord suscité un grand scepticisme. L’A.F.T.A. ne sera pas pour autant une union économique, le commerce inter-A.S.E.A.N. ne représentant que 20 p. 100 de son commerce total (contre 66 p. 100 pour l’Union européenne). Les effets de l’A.F.T.A. devraient donc rester modestes, d’autant plus que certains parmi les Six ont longtemps été réfractaires à son adoption, comme l’Indonésie, particulièrement protectionniste. Cette position a changé soudainement au deuxième sommet de l’A.P.E.C., qui s’est réuni le 15 novembre 1994 à Bogor.Le sommet de l’A.P.E.C. et la Déclaration de BogorD’abord simple forum consultatif créé en 1989 sous l’impulsion de l’Australie, l’A.P.E.C. rassemble en 1994 dix-huit États et territoires de l’Asie-Pacifique: Australie, pays de l’A.S.E.A.N., Canada, Chili, Chine, Corée du Sud, États-Unis, Hong Kong, Japon, Mexique, Nouvelle-Zélande, Papouasie - Nouvelle-Guinée, Taiwan. Lors de son premier sommet en 1993, à Seattle, le président Clinton lui a donné une importance nouvelle en voulant la transformer en une “Communauté Asie-Pacifique” — ce qui n’était pas exempt d’arrière-pensées envers l’Europe à un moment où la négociation du G.A.T.T. marquait le pas. Les pays de l’A.P.E.C. représentent la moitié du P.I.B. mondial, 40 p. 100 du commerce mondial et 40 p. 100 de la population de la planète. Parmi eux, on trouve les pays dont la situation économique est la meilleure, mais on relève aussi des disparités énormes: 30 000 dollars de revenu annuel par habitant au Japon, 700 en Indonésie, 500 en Chine. À Seattle, les partenaires asiatiques de Washington ont renâclé à transformer l’A.P.E.C. en une organisation contraignante où le poids des États-Unis serait dominant: la Communauté Asie-Pacifique n’a donc pas vu le jour.En 1994, la réunion de Bogor a été préparée, comme la précédente, par la réflexion d’un groupe de seize “éminentes personnalités” sous la direction d’un économiste américain. Le programme était ambitieux: il s’agissait de créer la plus grande zone de libre-échange du monde en supprimant les barrières tarifaires pour ouvrir les marchés aux biens et aux investissements, d’ici à 2010 pour les pays industrialisés et à 2020 pour les autres. Un second rapport, rédigé par un groupe d’hommes d’affaires (Pacific Forum Business), préconisait même de réduire ce délai.Pour répondre à certaines inquiétudes, il était précisé qu’il s’agissait de “régionalisme ouvert”: l’A.P.E.C. ne serait pas un bloc fermé au reste du monde. Certaines réactions ont d’abord été hostiles, en particulier celles de la Chine et de la Malaisie. Cette dernière maintient en effet son projet de constituer un East Asia Economic Caucus, donc exclusivement asiatique, et déplore que l’opposition des États-Unis l’empêche de prendre corps, personne et en particulier le Japon ne souhaitant les mécontenter. En revanche, l’Indonésie, déjà présidente du Mouvement des pays non alignés, et qui entendait trouver à Bogor l’occasion de renforcer sa stature internationale, a poussé dans le sens du libre-échange, à la surprise générale mais à la grande satisfaction de Washington. La crainte de l’A.S.E.A.N. de se voir enfermée et dominée par une organisation qu’elle ne pourrait contrôler semblait s’être atténuée. Il avait été décidé qu’à Bogor chaque pays de l’A.S.E.A.N. se déterminerait séparément, ce qui laissait deviner des désaccords.Le consensus sur la zone de libre-échange obtenu le 15 novembre et la Déclaration de Bogor qui en a découlé ont été salués comme un “triomphe absolu annonçant l’arrivée du siècle du Pacifique” par le Premier ministre australien. Les États-Unis y ont gagné l’ouverture de marchés asiatiques en pleine expansion qu’ils recherchaient, car le déficit commercial américain avec l’Asie dépasse actuellement 100 milliards de dollars, notamment avec le Japon et la Chine. Mais si les exportations américaines vers l’Asie augmentent plus rapidement que vers le reste du monde, le commerce interasiatique croît encore quatre fois plus vite. Les États-Unis ont donc de plus en plus besoin de l’Asie, mais ce n’est pas absolument réciproque. Toutefois, les États-Unis restent le premier marché pour les exportations asiatiques, l’Europe venant au deuxième rang.La Déclaration de Bogor n’est pas exempte d’ambiguïtés et d’incertitudes. Le calendrier de l’accord est loin d’être aussi précis qu’il en a l’air. Le Japon est affaibli par ses difficultés de politique intérieure. Il paraît en retrait sur l’enthousiasme américain et australien et plus sensible aux dissensions que l’accord de Bogor a momentanément voilées. Il est vrai que la zone de libre-échange ne comporte pas que des avantages pour lui.Le dialogue Nord-Sud, auquel la diplomatie indonésienne tient beaucoup, n’était pas absent à Bogor: afin de réduire les disparités économiques, la future coopération touchera aussi l’éducation, la formation, le transfert des connaissances et des techniques, le développement des infrastructures et des moyennes et petites entreprises.Il faut signaler que la question des droits de l’homme a fait irruption lors de la réunion de l’A.P.E.C., car des manifestants de Timor oriental ont profité de l’occasion pour proclamer à l’ambassade des États-Unis leur volonté d’indépendance; des troubles ont été brutalement réprimés dans l’ancienne colonie portugaise, occupée depuis 1975 par l’Indonésie.Mais la priorité de l’heure était le succès du libéralisme et de la globalisation du commerce mondial. Même l’Europe s’est déclarée satisfaite de l’accord de Bogor; elle s’apprête pourtant à développer ses propres relations avec l’Asie orientale, et l’A.S.E.A.N. en particulier. Quant à cette dernière, ses chances sont plus grandes d’affirmer son rôle dans le domaine de la sécurité régionale que dans celui de l’économie, mais, là aussi, l’initiative pourrait bien passer à ses partenaires plus puissants.
Encyclopédie Universelle. 2012.